L’histoire se situe dans une pièce aux murs rouges. Enfin… Rouge en haut et noir en bas ! Aucune fenêtre en vue.
C’est Marcelle qui commence à parler. Elle entame un long monologue ennuyeux :
-Rouge en haut et noir en bas ? Mais, il n’y a rien de plus énervant !
On dit que le rouge agace même les taureaux !
Et noir ? Mais ce n’est pas une couleur ! Noir… C’est… C’est… Enfin, j’sais pas…c’est… C’est du jamais vu, si tu veux savoir ce que je pense !!!
Mais qu’est-ce que c’est que cette pièce à ton avis ? Un bureau peut-être ? Une chambre ? Je sais !… Un salon ! C’est ça… C’est sûr ! Un salon !!!
C’est une pièce qui doit être bien triste l’hiver ! Triste à mourir ! Tu t’imagines dans une grande pièce noire et rouge tout au long de la journée ?
Yvonne en a assez. Elle intervient :
-Bon, tu as fini de te plaindre ? Tu crois qu’on n’en a pas assez entendu ? Te plaindre, geindre, critiquer !
Tu es fatigante à la fin ! Tais-toi… Et surtout cesse de bouger !…Tu n’arrêterais pas de bouger !? Je vais tomber à force. Je te signale que je suis assise au bord du fauteuil !
Marcelle reprend :
-Tu veux rire ? Et moi ? J’ai le sourire crispé depuis deux heures ! Ne pas bouger ! Rentrer le ventre ! Sourire ! Sans tourner la tête. Mon ventre va commencer à crier famine ! Un petit pain ! Un croissant ! Un thé et une tartine à la confiture d’abricot…
Mais Yvonne n’en peut plus de l’entendre énumérer tout ce qui lui ferait plaisir à manger ! Elle imagine, elle aussi, toutes sortes de pâtisseries dans sa tête : tarte aux fraises, tartelette aux framboises, éclair au café, religieuse au chocolat …
-Marcelle ! Arrête ! C’est la dernière fois que je pose avec toi ! Tu es trop difficile ! Tu n’as pas déjeuné ce matin !?
Marcelle est désolée.
-Si… Mais j’ai faim… encore ! Si ça continue, je vais devenir grosse comme une baleine, à force de penser à tout ce que je pourrais manger.
Yvonne essaie de trouver une solution :
-Je ne sais pas… tu ne veux pas penser à autre chose ? Fais un effort, il n’y en plus pour très longtemps ! Regarde, l’artiste hoche la tête, il a l’air satisfait… ça veut dire que son tableau avance et qu’on sera bientôt autorisées à bouger ! Allez… Encore un petit effort !
Tout à coup, Marcelle reprend :
-En tous cas, c’est toi la veinarde dans l’histoire ! Regarde cette robe jaune que le peintre me fait porter aujourd’hui ! Jaune… Pfftt…une couleur que je déteste ! Elle me serre sous la poitrine, on dirait que je suis grosse. Toi, tu portes la jolie robe à carreaux… Tu fais beaucoup plus grande que moi ! Et quelles manches superbes. Elle te va très bien. Et comme tu es blonde, ça fait ressortir ta peau claire ! Elle est gaie, avec ça…
Yvonne répond :
-Ben, évidemment que je fais plus grande que toi ! Tu es assisse. Confortablement en plus ! Tandis que je suis perchée sur le bras du fauteuil et à peine soutenue par le dossier. Et c’est toi qui te plains en plus ! Paulette m’avait prévenue que tu étais grincheuse mais ça dépasse l’imagination.
Le peintre n’a rien vu. Rien entendu. Il est concentré. Il veut terminer son tableau avant la fin de la matinée. Il n’a pas compris que Marcelle et Yvonne se chamaillent. Il est absorbé. Un trait de pinceau, une touche de rouge vermillon, une autre de jaune. Du bleu puis du noir. Une pointe de vert et encore du jaune. Beaucoup de jaune… parce que le jaune, c’est la lumière !
Le peintre ne comprend pas que ses deux modèles trouvent le temps long… mais il y en a un qui a tout compris et qui se met à chuchoter à l’oreille d’Yvonne et Marcelle :
-Eh !! Les filles…
Marcelle et Yvonne arrêtent de bouger. Elles entendent la voix mais… ne voient personne.
-Les filles ! Ne baissez surtout pas la tête sinon, on y est encore demain !
Marcelle et Yvonne sont tétanisées. Elles ont peur ! Le regard bloqué vers le peintre. La bouche cousue. Plus aucun son ne sort de la bouche d’Yvonne. Plus aucune plainte dans celle de Marcelle. Le peintre peut finir son tableau dans les temps. Et finalement, la séance de pose s’est terminée dans le plus grand des silences !
Mais pourquoi ? Qui s’est mis à chuchoter à l’oreille des jeunes filles ?
Mais le fauteuil bien sûr !
Le fauteuil qui n’en peut plus des jérémiades, des soupirs, des fesses qui remuent, des pieds qui écrasent !
Est-ce que quelqu’un a déjà pensé au pauvre fauteuil pendant les séances de pose ? C’est lui qui supporte les demoiselles pendant des heures, qui doit faire avec leur parfum, leur humeur !
Mais le peintre a enfin terminé son tableau !
Le fauteuil soupire d’aise : ahhh… enfin seul ! Le rouge et le noir sont ses couleurs préférées… Marcelle n’a rien compris ! Cette pièce, c’est la pièce du fauteuil !